mercredi 14 janvier 2009

L. Josserand et le nouvel ordre contractuel

RDCO2003-1-068
Revue des Contrats, 01 décembre 2003 n° 1, P. 325 - Tous droits réservés

Contrats

L. Josserand et le nouvel ordre contractuel

Jean-Pascal CHAZAL

Professeur à l'Université Jean Moulin - Lyon III

À lire le célèbre Cours de droit civil positif français, dont la première édition paraît en 1930 à la Librairie du Recueil Sirey (trois éditions ont paru, la dernière en 1940), la conception du contrat professée par Louis Josserand (1868-1941) est imprégnée du volontarisme le plus ferme. À l'instar de M. Planiol, il voit dans le consentement l'élément essentiel du contrat : « sa définition se confond donc avec celle du contrat lui-même, dont il constitue la trame, le substratum » (op. cit., no 41). C'est parce qu'il fixe le centre de gravité du contrat dans la volonté des parties, que Josserand défend, dans le débat relatif à la nature du contrat d'adhésion, le parti civiliste de la nature conventionnelle et, donc, le conduit à s'opposer aux théories d'influence publiciste ou romaniste soutenues par L. Duguit, M. Hauriou et R. Saleilles (op. cit., no 32). La volonté participant de l'essence du contrat, le seul échange des consentements suffit à le former, les parties fussent-elles économiquement inégales ou l'une d'entre elles eût-elle prérédigé unilatéralement les stipulations contractuelles. Le contrat d'adhésion est une véritablement convention, et non un acte unilatéral ou réglementaire, car l'adhésion équivaut à l'acceptation d'une offre et la loi n'exige que l'égalité juridique, non pas une égalité économique ni une négociation préalable à armes égales.

Josserand serait-il resté sourd, s'agissant du contrat d'adhésion, à la prophétie de Saleilles, avec lequel il partageait le souci de la nécessaire rénovation du droit ainsi que la paternité de la responsabilité objective fondée sur le risque : « il faudra bien, tôt ou tard, que le droit s'incline devant les nuances et les divergences que les rapports sociaux ont fait surgir » (De la déclaration de volonté, Contribution à l'étude de l'acte juridique dans le Code civil allemand, L.G.D.J. 1929, art. 133, no 89, p. 229) ? Le Josserand novateur et attentif aux besoins sociaux serait-il devenu classique et conservateur ? J.-L. Halpérin (Histoire du droit français depuis 1804, PUF, Coll. Droit fondamental, 1996, nos 126 et 137), qui qualifie Josserand de « rénovateur inquiet », suggère un tournant dans sa pensée, au début des années 1930. Dans sa première période, il propose de fonder la responsabilité du fait des choses inanimées sur la théorie du « risque créé » (De la responsabilité des choses inanimées, Rousseau 1897) et tente de révolutionner la théorie de l'abus de droit en assignant à chaque droit une fonction sociale (De l'abus de droits, Rousseau 1905). Dans une seconde période, sa méthode serait devenue plus rigide, sa perception du monde angoissée. Ce revirement se traduit par les courtes chroniques qu'il publie au Dalloz à partir de 1933, dans lesquelles il insiste sur la crise que subit le droit en général et celui des contrats en particulier, ainsi que par sa prise de position contre la révision globale du Code civil ; un paradoxe pour un auteur qui a tant écrit pour que le droit s'adapte aux évolutions économiques et sociales (idée qu'il a pourtant gardée jusqu'à la fin et qui se retrouve dans Comment les textes de lois changent de valeur au gré des phénomènes économiques, in Études de droit civil à la mémoire de H. Capitant, Dalloz 1939, p. 369, où il se réjouit du changement de signification de certains vieux textes de loi, grâce au travail de la jurisprudence et de la doctrine, sous la pression des phénomènes économiques).

Il ne faudrait cependant pas exagérer l'importance de l'évolution de la pensée de Josserand. On ne peut pas dire, comme pour certains philosophes, qu'il y a un premier Josserand puis un second, dans la mesure où il n'a jamais renié ses premières constructions doctrinales, y compris les plus audacieuses. Alors quoi ? Y aurait-il un Josserand progressiste en droit de la responsabilité civile et un Josserand conservateur en droit des contrats ? Ou bien sa pensée renfermerait-elle des contradictions ? Difficile de trancher, tant ses analyses sont nuancées. Parce qu'il a eu le sentiment aigu de se situer à une période charnière de l'histoire, il s'est efforcé de rendre compte de l'évolution du droit, tout en l'encourageant sur certains points et en essayant de la freiner sur d'autres.

Il est certain que, dans la série de chroniques au Dalloz, Josserand s'insurge contre la transformation, à ses yeux néfaste, que subit la matière contractuelle par l'intervention conjuguée de la loi et de la jurisprudence. Il dénonce le passage d'un contrat simplement contrôlé par le législateur - afin d'assurer la liberté contractuelle, l'observation de la parole donnée et le respect de l'ordre public - à un « contrat dirigé » (DH 1933, chron., p. 89), annonçant ainsi la fin de « cet âge d'or contractuel », dans lequel la conception traditionnelle faisait du contrat une oeuvre privée qui « constituait le domaine d'élection de l'autonomie de la volonté ». Josserand ne mâche pas ses mots pour accuser le dirigisme exercé par les pouvoirs publics sur la formation et les effets du contrat : « il est singulièrement plus oppressif, plus destructif de l'autonomie de la volonté, plus anticontractuel ; avec lui, c'est une socialisation, une étatisation du contrat qui se poursuit sans relâche ». Contrairement à ce que l'on croit souvent, sa critique vise au premier chef le législateur dont l'intervention se fait de plus en plus oppressante. Et Josserand de s'agacer contre les lois régissant les contrats de transport, de travail, d'assurance, de bail commercial, contre ce dirigisme « compressif » qui impose aux contractants des clauses et en prohibe d'autres. Mais la critique vise aussi la jurisprudence inaugurée en 1911 et confirmée en 1913 introduisant une obligation de sécurité dans le contrat de transport de personnes, ce qui revient « à hypertrophier le contenu obligatoire ». Or, cette obligation, entièrement créée par le juge et qui a été étendue en 1932 aux ayants droit du créancier de celle-ci par le biais d'une prétendue stipulation pour autrui implicite, ne se rattache à la volonté des parties que d'une manière « singulièrement hypothétique et divinatoire ». Il s'agit, en vérité, d'une obligation jurisprudentielle insérée « de vive force dans le contrat », c'est-à-dire indépendamment de la volonté réelle des contractants. C'est donc à un véritable « forçage » du contrat auquel se livre la jurisprudence, foulant aux pieds la « règle de l'autonomie de la volonté » : « les contractants ne sont plus maîtres chez eux ». Le contrat est ainsi dirigé vers sa ruine, conduit qu'il est sur un chemin manifestement contraire aux axiomes fondamentaux du droit naturel et le menant au « socialisme juridique ».

En 1937, paraissent deux chroniques dont le ton est tout aussi pessimiste, voire alarmiste. Dans la première (Sur la reconstitution d'un droit de classe, DH 1937, chron. 1), Josserand se plaint d'un « mouvement contre-révolutionnaire » se caractérisant par la « fragmentation du droit » et « le droit commun découpé en tranche ». Il prend ici pour cible les nouvelles lois qui réinstaurent de véritables classes selon les activités professionnelles et les positions occupées par les sujets de droit dans la société. Si, au niveau international, un remarquable processus d'unification se fait jour, en revanche, le droit interne se disloque, dans un vaste mouvement de spécialisation, en droits commercial, artisanal, ouvrier, rural, médical, associationnel, syndical, etc. Dans cette chronique, Josserand exprime sa volonté de rester aussi objectif que possible, de se positionner en observateur impartial, car « il serait vain de récriminer ». Pourtant, son jugement est sévère : « le droit de classe n'est autre que la projection, dans le domaine juridique, des luttes de classes ; il est doué d'un dynamisme permanent et implacable, qui en fait un instrument, non de paix sociale, mais de guerre civile ». Dans la seconde chronique (Un ordre juridique nouveau, DH 1937, chron., 41), Josserand tempère l'impression du moment, et celle que l'on éprouve à le lire, d'avoir « le privilège d'assister à l'éclosion soudaine d'un ordre juridique tout neuf ». En réalité, l'évolution qu'il s'est assigné de décrire n'est pas une rupture, ni même une révolution. L'intrusion de l'autorité publique dans la sphère contractuelle n'est pas nouvelle, elle s'est seulement (mais pour Josserand, c'est déjà beaucoup) intensifiée. En glissant constamment du moral vers l'économique, le droit « s'amoralise » et se matérialise (au sens où il devient de moins en moins spiritualiste) et si ordre juridique nouveau il y a, il est essentiellement un ordre économique, financier et fiscal ; il est l'ordre de « la tyrannie que les faits économiques exercent impitoyablement sur le droit ». Malgré les aspects positifs de cette mutation (notamment l'objectivation de la responsabilité civile), Josserand se plaît à en explorer la face sombre, déplorant « l'abolition constante » de la force obligatoire des contrats.

L'année avant sa mort, le doyen honoraire de la Faculté de droit de Lyon publie une chronique intitulée Les dernières étapes du dirigisme contractuel : Le contrat forcé et le contrat légal (DH 1940, chron., 5), dans laquelle, continuant à creuser le même sillon, il concentre son ire sur la disposition du décret-loi du 29 juillet 1939 qui instaure au bénéfice des descendants d'un exploitant agricole « un contrat de travail à salaire différé ». C'en est trop. Une telle dénaturation du contrat, même si elle n'est pas entièrement nouvelle, ajoutée au contexte international, irrite Josserand, au point de lui faire écrire que « la lutte qui a mis aux prises les démocraties de l'Occident avec le Reich a pour origine et pour enjeu le grand principe de la force obligatoire contrat » ! Après quoi, il reprend ses antiennes préférées avec de nouvelles formules bien frappées : « le contrat devient de moins en moins contractuel ; en lui, le côté social tend à prédominer sur le tempérament individuel ». Dans cette critique point une conception volontariste du contrat, parfaitement assumée par l'auteur. Selon lui, il est hérétique d'accoler les adjectifs « forcé » ou « légal » au substantif « contrat », celui-ci étant, « par définition même, le produit, la fusion de deux volontés qui en constituent l'âme et l'essence mêmes », dont le contenu est soumis au « grand principe de l'autonomie de la volonté ».

Doit-on en conclure que Josserand est devenu un libéral, révulsé par le nouvel ordre socialiste des contrats qui se met progressivement en place sous ses yeux ? Plus vraisemblablement, c'est le souci de se démarquer du socialisme (doctrine très implantée, à l'époque, à la Faculté de droit de Lyon et dont le principal représentant, E. Lévy, un proche d'E. Lambert et P. Pic, publie, en 1926, Une vision socialiste du Droit) avec lequel ses théories de la relativité des droits et de la responsabilité sans faute avaient des liens théoriques trop étroits, qui explique une radicalisation du ton et du propos. Il faut garder présent à l'esprit la virulente critique que G. Ripert décoche contre le livre de E. Lévy (Le socialisme juridique d'E. Lévy, Rev. crit. lég. jur. 1928, p. 21) et l'assimilation qu'il opère entre le socialisme soviétique et la doctrine de Josserand, laquelle constitue une « menace pour l'ordre de nos sociétés occidentales » (Abus ou relativité des droits, à propos de l'ouvrage de M. Josserand : De l'esprit des droits et de leur relativité, 1927, Rev. crit. lég. jur. 1929, p. 33 ; voir la réponse de Josserand qui dénonce une dénaturation déloyale de sa pensée et une tentative d'« excommunication majeure » in Rev. crit. lég. jur. 1929, p. 277). Cette proximité sulfureuse a pu devenir d'autant plus ennuyeuse pour Josserand, qui a rejoint la Cour de cassation en juin 1935, que le climat politique et social s'est détérioré, avec notamment les émeutes de février 1934, et que le Front populaire accède au pouvoir au printemps 1936, plongeant le pays dans les grèves. Peut-être aussi que la pensée de Josserand a été emportée par un style vif et parfois mordant. Nombre de formules ciselées pour marquer les esprits sont passées à la postérité et ont été répétées par les générations suivantes sans que leur paternité soit toujours connue ou rappelée. Le format compact de la chronique a certainement favorisé un décalage entre le ton polémique de l'expression et la mesure de la pensée.

D'ailleurs, dans la contribution qu'il offre à F. Gény, qui a pour titre L'essor moderne du concept contractuel (in Recueil d'études sur les sources du droit en l'honneur de F. Gény, Sirey 1934, T. II, p. 340), son analyse est plus balancée et apaisée. Il commence par rappeler que « le droit demeure encore une science sociale, donc une science évolutive ». Il estime que le contrat du XXe siècle a une supériorité éclatante sur celui du droit romain, grâce à l'essor à la fois quantitatif et qualitatif qu'il a connu. Sur ce dernier plan, Josserand n'est pas négatif sur « l'amplification du contenu obligatoire des contrats » : « la substance obligatoire devient de plus en plus riche, les contrats s'affirment toujours plus productifs, toujours plus féconds ». Et c'est au travail des juges, qui découvrent des obligations jusque-là insoupçonnées en se fondant sur les articles 1134, alinéa 3 et 1135 du Code civil, que l'on doit cet enrichissement et cette vitalité. Josserand approuve donc les nouvelles obligations jurisprudentielles, qui trouvent leur source dans la bonne foi et l'équité, tout en pronostiquant leur multiplication. D'ailleurs, dans son Cours de droit civil positif français (op. cit., 1re éd., nos 403 et s.), il montre comment l'équité traduit l'esprit contractuel en luttant contre « le droit conventionnel strict ». En revanche, il parle toujours de « forçage du contenu contractuel » à propos de l'obligation de sécurité, qui, décidément, ne lui convient guère. Mais cette critique ne porte pas sur le principe d'une indemnisation octroyée à la victime par le transporteur, mais seulement sur le moyen technique employé, à savoir le forçage du contrat au lieu de la responsabilité délictuelle (v. déjà dans la chron. de 1934, p. 91). Il ne la condamne que parce qu'elle est absolue, c'est-à-dire de résultat (v. le rapport de Josserand publié sous l'arrêt Mercier, Cass. civ., 20 mai 1936, DP 1936, 1, 88, dans lequel il approuve la contractualisation de la responsabilité du médecin et la création, à sa charge, d'une obligation de sécurité de moyens). Ceci étant, il appelle à une « déromanisation » du contrat afin de l'adapter au monde économique et social du XXe siècle ; le contrat ne traverse donc qu'une « crise de croissance ».

Dans un article publié en 1937 (Aperçu général des tendances actuelles de la théorie des contrats, RTD civ. 1937, 1), un infléchissement pessimiste est perceptible et il est possible de détecter des passages provenant des chroniques de la même période. Mais le ton est plus serein. Contrairement aux nombreux civilistes qui, face à la transformation de grande envergure du contrat, parlent volontiers de déclin et de disparition du concept contractuel, « dont ils se préparent à dresser l'acte de décès », Josserand rejette cette vue pessimiste et préfère penser que le contrat « figure encore au nombre de ces morts qui se portent assez bien ». « Peut-être bien que ce n'est pas de déclin, de crépuscule qu'il est question pour lui, mais bien de transformation et de renouveau », ajoute-t-il avant d'avancer l'idée que la nouvelle conception du contrat est certainement mieux adaptée aux besoins de son temps et contient plus de « juricité » que celle héritée du droit romain via le Code civil. Dans cette impressionnante évolution, Josserand note beaucoup de points positifs, tels la pullulation et la diversification des contrats, leur standardisation, le développement de leur contenu obligatoire et l'accroissement du dynamisme contractuel. « Nous vivons de plus en plus contractuellement », s'exclame-t-il. Et il se félicite que le juge se défie des clauses insérées dans les contrats d'adhésion, recoure aux théories de la cause, de la lésion, de l'abus des droits. Incontestablement, « le contrat a gagné en profondeur et en intensité ». Toutefois, la création d'une obligation contractuelle de sécurité ne trouve toujours pas grâce à ses yeux, tandis que les obligations jurisprudentielles fondées sur l'équité de l'article 1135 du Code civil, quant à elles, constituent un « procédé technique d'enrichissement, d'inflation du contenu obligatoire du contrat (qui) est assurément une des créations les plus intéressantes, les plus ingénieuses de la jurisprudence française ». Sans compter que les conventions collectives de travail ne sont pas tant analysées comme une exception à l'effet relatif des contrats que comme des « supercontrats » dont la puissance et le rayonnement sont supérieurs à ceux des conventions ordinaires : « nulle part, l'accroissement du dynamisme contractuel ne s'affirme avec une évidence plus impressionnante ». Cette poussée d'optimisme est tempérée par les trois dernières parties de l'étude, où Josserand reprend sa dénonciation du dirigisme contractuel, l'immixtion des pouvoirs publics dans la vie du contrat et la constitution d'un droit de classe - autant de thèmes qui préoccupaient aussi Ripert. Mais la conclusion est tout en nuance : « à vrai dire, le dirigisme, envisagé en soi, n'est ni une maladie, ni une panacée, ni un malheur, ni un bienfait ; il est un effort tenté en vue d'adapter le droit contractuel à une situation économique et sociale nouvelle ».

L'année suivante paraît La « publicisation » du contrat (in Introduction à l'étude du droit comparé, Recueil d'Études en l'honneur d'E. Lambert, Sirey-L.G.D.J., 1938, T. III, § 145, p. 143.), où Josserand diagnostique, sans acrimonie, « ce phénomène capital de la pénétration du droit civil par les disciplines et par l'esprit du droit public », qui se traduit par le primat du social sur l'individuel. Comme d'autres institutions du droit, telle la propriété, le contrat n'est plus « une affaire purement privée », mais, dans une certaine mesure, « une affaire publique et presque une "affaire d'État" ». Les germes de cette évolution sont, pour Josserand, déjà contenus dans le Code civil aux articles 1135 et 1160, lesquels contraignent la volonté des parties à partager son pouvoir créateur d'obligations avec l'équité et l'usage. Il ne condamne nullement cette disparition du monopole qui était attribué à la volonté des parties, mais approuve le souci de la jurisprudence « d'aménager le contrat dans un esprit d'équité, de justice, d'équilibre juridique », même si cela aboutit à faire entrer les contractants « dans une organisation juridique dont le fonctionnement leur échappe en partie » et à faire du contrat « un instrument de politique sociale, économique et financière ». À la fin de l'étude, l'auteur émet une opinion mitigée sur la publicisation du contrat qui, dans sa pensée, ne signifie ni le déclin ni la disparition de celui-ci, mais seulement le « crépuscule de l'autonomie contractuelle », la « manifestation, capitale sans doute et décisive pour l'avenir de la civilisation, du mouvement d'idées qui nous conduit d'une conception individualiste des droits et des situations juridiques à un aménagement plus social ».

Josserand n'épouse donc pas la cause libérale, en ce qu'il n'est pas pour un retrait de l'État de la vie contractuelle. Il approuve les « mesures prises par les pouvoirs publics pour protéger, au cours des tractations préliminaires, le plus faible contre le plus fort (...) » (in Aperçu général..., op. cit.). Ces faibles, qui doivent être protégés par le droit, non pas en raison de leur être ou de leur état mais de leur situation à un moment donné, ne sont pas seulement les « travailleurs », les « piétons » et les « clients des grandes compagnies » : « L'industriel et le commerçant eux-mêmes passent parfois de la catégorie des forts dans celle des faibles, car eux aussi peuvent être victimes du double phénomène de la concentration des capitaux et de la mécanisation de la vie : la constitution de cartels, de syndicats, de trusts, aura pour conséquence d'établir des monopoles de fait et de tuer les petites entreprises ; la concurrence, par ses propres excès, va se dévorer elle-même ; il faudra venir au secours des plus faibles qui risquent d'être absorbés, annihilés par les forts » (La protection des faibles par le droit, conférence donnée à Beyrouth en octobre 1934 et publiée in Évolutions et actualités, Sirey 1936, p. 159 et spéc. p. 168).

Favorable à la protection des faibles par le droit, il exècre, en revanche, l'intervention du législateur et du juge, lorsqu'elle a pour effet, sinon pour objectif, de saper la force obligatoire des conventions, de causer son « énervement », et de porter atteinte aux principes républicains fondamentaux, tels que l'égalité des citoyens. « Le dirigisme doit être un facteur d'ordre et non pas une école d'anarchie juridique et sociale ; une méthode scientifique appliquée avec un esprit de suite, et non pas une expérience fantaisiste faite de réactions brusques et de dangereux soubresauts » (in Aperçu général..., op. cit.). Dans la 3e et dernière édition de son Cours de droit civil positif français, dont le 2e tome paraît en 1939, Josserand dresse le bilan contrasté du dirigisme législatif et jurisprudentiel dans le domaine contractuel : « que les pouvoirs publics se préoccupent d'organiser le contrat, phénomène social et non pas seulement individuel, rien de mieux ; notamment, il est désirable que le juge et le législateur s'efforcent de protéger le plus faible contre le plus fort et d'assurer, par des mesures préventives ou répressives, l'équilibre de l'opération (interdiction des clauses léonines, prévention ou répression de la lésion). En revanche, il convient de critiquer, de flétrir les mesures qui ont pour effet de désorganiser le contrat en permettant au débiteur, dit trop facilement "de bonne foi", de se soustraire à l'exécution des engagements qu'il avait régulièrement, librement assumés, et à bouleverser l'économie d'une opération jusque-là considérée comme à peu près intangible (...) ; la destruction du contrat est aussi celle de la confiance et de la sécurité juridique ; si elle se généralisait, si, sous prétexte d'ouvrir des soupapes de sûreté afin de sauvegarder la paix sociale, on la faisait entrer dans nos moeurs, elle entraînerait le retour à ce régime non contractuel qui, au dire de Summer-Maine, était celui des sociétés primitives ; elle nous ramènerait ainsi à l'âge des cavernes ; à quoi bon contracter lorsque l'on sait que les engagements n'engagent pas ? Organisation et socialisation du contrat, oui ; désorganisation et anarchie contractuelle, non » (no 405 bis).

Finalement, la pensée de Josserand est écartelée entre, d'une part, sa foi dans le principe moral du respect de la parole donnée et dans les bienfaits de l'ordre républicain et, d'autre part, son aspiration à la justice sociale et sa conviction que le droit évolue avec la société. Loin d'être individualiste et libéral, son volontarisme est tempéré par un constant souci d'assurer la primauté du social et du collectif sur les égoïsmes particuliers. Josserand a trouvé dans la finalisation des droits subjectifs et une espèce de subjectivisme psychologique, idées exprimées dans ses Essais de téléologie juridique (I, De l'esprit des droits et de leur relativité, Dalloz, 1927 ; II, Les mobiles dans les actes juridiques du droit privé, Dalloz, 1928), un moyen de concilier ces objectifs parfois contradictoires. L'ambiguïté que revêt pour lui le phénomène du dirigisme contractuel illustre cette délicate dialectique. Il s'agit de trouver les limites de la liberté des conventions, sans pour autant étouffer l'initiative individuelle ni glisser vers le désordre. Le cas de la lésion est exemplaire. C'est, pour Josserand, un vice du consentement, car « la volonté d'exploitation figure au nombre des mobiles défendus » (Les mobiles..., op. cit., no 103) et la volonté ne peut être utilisée par l'une des parties pour faire du tort à l'autre ou, plus généralement, dans le but de réaliser un bénéfice injuste (De l'esprit des droits..., op. cit., no 102). Comme, en droit positif français, la lésion n'est pas sanctionnée de manière générale, et que les cas existants relèvent d'une conception objective, c'est par le dol et la violence que la jurisprudence sanctionne les abus de liberté contractuelle (De l'esprit des droits..., op. cit., no 104). Mais, si ce recentrage psychologique et téléologique est une ouverture vers la justice contractuelle, il constitue aussi une entrave sérieuse. Ainsi, alors même que Josserand a plaidé pour une généralisation de la sanction de la lésion, entendue comme l'exploitation de la faiblesse d'autrui, à l'instar des législations allemande et suisse, et qu'il a approuvé la « bienfaisante » jurisprudence qui admet la révision des honoraires des professionnels (qu'il traite comme un cas de lésion), il rejette fermement la révision des conventions pour cause d'imprévision (Cours de droit civil positif français, 3e éd. 1939, T. II, no 404). Probablement, ce paradoxe s'explique par l'idée que le déséquilibre contractuel, dans ce dernier cas, trouve sa source non pas dans la psychologie d'un contractant, mais dans un élément extérieur au contrat, un « coup du destin ».

Le nouvel ordre contractuel peint tout en nuance par Josserand est d'une grande modernité ; nous vivons encore à l'intérieur ou, plus exactement s'agissant d'une théorie, nous ne sommes pas débarrassés des présupposés et des schémas qui en constituent l'architecture. Mieux, Josserand avait proposé des solutions juridiques originales pour résoudre des problèmes qu'il a vu naître et qui n'ont fait que s'amplifier depuis. D'ailleurs, la voie moyenne qu'il tente de tracer entre l'individuel et le social, la liberté et le dirigisme, s'incarne aujourd'hui dans la doctrine du « volontarisme social » (J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux, Les obligations, 1, L'acte juridique, A. Colin, 2002, 10e éd., no 120, même si ces auteurs ne souscrivent pas à toutes les options et propositions de leur illustre devancier). Mais le dynamisme et l'actualité de sa pensée sont souvent annihilés par une lecture simpliste et déformante selon laquelle Josserand se serait attaqué à toute immixtion du juge dans le contrat (alors qu'il approuvait la création par le juge d'obligations fondées sur l'équité et la bonne foi), et aurait, en revanche, accepté celle du législateur (alors qu'en réalité le forçage jurisprudentiel du contrat n'est qu'une facette du dirigisme contractuel, lequel est également, et peut-être surtout, d'origine législative). Dans cette perspective, la fameuse expression « forçage du contrat » fait figure d'épouvantail ; elle est instrumentalisée par une partie de la doctrine afin d'endiguer, voire réduire, l'intervention du juge dans le lien contractuel. Et même lorsqu'un auteur reconnaît que l'équité est bien le fondement sur lequel le juge crée une obligation, c'est pour en minimiser la portée, en raison des incertitudes affectant cette notion, dans le but avoué que le contrat redevienne l'affaire des parties (v. L. Leveneur, Le forçage du contrat, Dr. et patrimoine 1998, no 58, p. 69). Si la pensée de Josserand n'était pas si subtile, on pourrait parler d'un véritable contresens (v. une vraie caricature de sa pensée : C. Baillon-Passe, « Relire Josserand », D. 2003, no 24, point de vue, p. 1571. La présente chronique étant déjà rédigée lors de la parution de ce point de vue, v. ma réponse : « Relire Josserand », oui mais... sans le trahir !, D. 2003, chron. p. 1777).

Jean-Pascal CHAZAL

Professeur à l'Université Jean Moulin - Lyon III

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