mercredi 14 janvier 2009

a) Crise du contrat.. . ou crise du juge et de la doctrine ?

a) Crise du contrat.. . ou crise du juge et de la doctrine ?

(À partir de La nouvelle crise du contrat , dir. C. Jamin et D. Mazeaud, Thèmes et commentaires, Dalloz 2003).

1. Un ouvrage collectif récent, rempli de contributions savantes et appétissantes, fait le point sur cet inépuisable sujet d'interrogations et de spéculations scientifiques que constitue le contrat . Si le Code civil, qui va bientôt fêter son bicentenaire, est resté très stable, en espérant qu'un « Code civil européen » ne lui porte pas d'estocade funeste, les textes contenus dans d'autres codes, spécialement ceux relatifs aux affaires ou au travail, se sont épanouis depuis que les auteurs de lois se sont avisés que le contrat n'est pas par essence un acte égalitaire.

Surtout, la Cour de cassation, qui s'était principalement attelée dans les deux tiers du XXe siècle à la responsabilité civile, s'est attaquée, dans le deuxième tiers, puis dans celui qui vient de débuter, au domaine de l'acte juridique, afin de le rendre plus juste, équilibré et loyal.

La question est alors de savoir si le juge peut faire preuve de la même veine, géniale, qui a présidé aux « grands arrêts » de la responsabilité délictuelle, dans la matière du contrat , où il ne s'agit pas de réparer un dommage entre deux personnes le plus souvent étrangères l'une à l'autre, mais de s'immiscer dans les affaires privées de deux partenaires, qui avaient fixé dans leur accord initial quels seraient les termes de leur « petite loi », sur l'invitation de l'article 1134 du Code civil.

2. Le résultat reste probant, même s'il impressionne moins que pour les articles 1382 et suivants. Dans de nombreuses occasions, que l'ouvrage sur la « nouvelle crise » recense, le juge a rectifié telle ou telle obligation, pour la renforcer ou au contraire la neutraliser, afin que le contrat reste ou devienne juste. La « crise du contrat » avait été l'inquiétude qui s'était manifestée il y a quelques années, précisément face à l'interventionnisme croissant de la loi et du juge dans ce domaine ; puis une large partie de la doctrine avait finalement approuvé ce courant, dicté par une philosophie et une politique du « juste » et de « l'utile ». La « nouvelle crise » constituerait une sorte de coup d'arrêt au mouvement solidariste et de socialisation du contrat , qui rejoint au fond les thèmes économistes et libéraux de nos sociétés industrialisées.

Les contributions de l'ouvrage collectif nous annoncent, pour certaines, que « la crise du contrat n'aura pas lieu », d'autres sont un peu moins optimistes.

Puisque Denis Mazeaud et Thierry Revet m'ont fait l'honneur de me demander de participer, avec Luc Grynbaum, à la rubrique « Recherches », en insistant sur la liberté de ton et de pensée qui lui est attribuée, en voici la première occasion.

3. En vérité, ce n'est pas tellement sur la crise du contrat qu'il faut s'interroger : depuis que les hommes échangent volontairement des biens ou des services, avec ou sans usage de la monnaie, l'acte juridique se porte bien et constitue un des socles de la vie sociale. Simplement, sous l'influence de la sociologie, s'est-il humanisé, le juge prenant de plus en plus en considération à la fois la personne des parties et les circonstances de sa formation et de son exécution, à supposer qu'il faille encore distinguer ces deux phases classiques.

Non, s'il y a « crise », c'est plutôt du côté du juge qu'il faut se tourner : parce que celui-ci, longtemps contenu pour des raisons historiques et de culture juridique, s'est montré conservateur, parfois trop (caricature : l'arrêt Canal de Craponne) ; puis, encouragé par l'audace dont il avait fait montre en matière de responsabilité, il lui est arrivé de passer à l'autre extrême.

En d'autres termes, après avoir quasiment bâti un droit entier, celui du fait illicite, les magistrats font des incursions de plus en plus fréquentes sur le terrain de l'acte juridique. Et comme l'adolescent découvre sa force, le juge s'avise de tout ce qu'il peut faire dans la matière des contrats.

La doctrine, qui raffole du droit des contrats, attentive au moindre arrêt sur ce sujet, n'est pas elle-même à l'abri de la crise.. . d'excès d'analyse et de raffinement, d'attention, de détail.

Bref, nous voilà tous en crise ! Heureusement, il s'agit d'une « crise de croissance » qui n'est qu'un phénomène passager, conduisant à la maturité (c'est l'une des pistes suggérées par D. Mazeaud, dans sa contribution à l'ouvrage, F. Collart Dutilleul en traite également). Mais il faut l'observer de près, pour prévenir les risques qui s'y rapportent (mauvaise graisse, scoliose, etc.). On en prendra ici trois, puisés entre les lignes des contributions de l'ouvrage qui nous intéresse.

I. - Crise de l'unité des solutions

4. Le droit est un, surtout celui des obligations : traiter tel ou tel point de la théorie générale ou des contrats spéciaux, c'est savoir que la solution adoptée aura souvent des répercussions dans d'autres secteurs, voisins. De sorte que le juge, lorsqu'il adopte une position nouvelle , doit avoir en tête ses possibles répercussions pour organiser au mieux les suites de son arrêt. De sorte que le moment venu, lui ou un autre devront en tirer les conséquences, en s'alignant sur ce qui aura été adopté, ou en le refusant, ou en changeant d'avis, mais en prenant soin de conserver une indispensable homogénéité.

C'est ce que fait la jurisprudence en général, mais pas toujours.

Ainsi, voilà plus de sept ans qu'ont été rendus les arrêts d'Assemblée plénière (1er décembre 1995) sur la détermination unilatérale du prix, sous réserve de l'abus, dans le contrat -cadre. La Cour de cassation, à plusieurs reprises, a manifesté sa volonté de ne pas étendre cette solution aux ventes, lorsque tous les paramètres relatifs à l'évaluation de la chose, actuelle ou future, ne sont pas connus au jour où les parties signent le contrat (contra : D. Mazeaud in Les concepts contractuels français à l'heure des principes du droit européen des contrats, Thèmes et commentaires, Dalloz 2003, p. 99 ; Ph. Malaurie, L. Aynès et P.-Y. Gautier, Contrats spéciaux, Defrénois 2003, nos 204 et 210 ; N. Molfessis, Petites Affiches du 5 mai 2000, p. 44 s.). Certes, il y a l'article 1591, mais on pourrait parfaitement l'interpréter conformément à la règle nouvelle : le montant du prix peut être arrêté à plus tard, ce qui compte est qu'une des parties ne le fixe pas de manière arbitraire. Si l'on relit Pothier, on voit que telle était la position libérale qu'il prenait (La vente, no 23) et il utilisait comme exemple une détermination possible par un tiers (no 24), qu'on retrouve à l'article 1592. Il n'envisageait la nullité du prix fixé par un seul que dans le cas de potestativité (no 29). Mais la fixation du prix par un expert ne constitue qu'une illustration, alors que les juges en ont fait ici un cas quasi exclusif de détermination future. À partir du moment où la jurisprudence admet qu'une partie puisse fixer le prix plus tard, il semble que la règle devrait, sauf exception, s'appliquer à tous les contrats onéreux. On sait qu'elle existait déjà de longue date pour des contrats aussi importants que le mandat et l'entreprise. Enfin, on aperçoit toujours mal la différence fondamentale qu'il y aurait entre un contrat -cadre de distribution portant sur des choses à livrer, précisément par voie de ventes, et une vente de choses par livraisons successives. À trop raffiner, le droit peut devenir byzantin - dans le sens non-Justinien du terme ! Quant aux méthodes d'interprétation, elles ne manquent pas (historique ou analogique, notamment) et le juge a manifesté bien d'autres audaces, en matière contractuelle.

5. On peut procéder à un constat analogue au sujet des nullités : d'un côté, les juges ne manquent pas d'utiliser l'arme de la nullité totale ou partielle du contrat , afin de protéger la partie faible, consommateur ou professionnel. Mais de l'autre, au coeur même des secteurs où la nécessité d'une telle protection se manifeste, on assiste à des jurisprudences bâties sur des raisonnements sans doute trop abstraits, interdisant par exemple à l'emprunteur ou au crédit-preneur de faire valoir l'exception perpétuelle de nullité en dépit de la prescription de l'action, parce qu'il a commencé d'exécuter le contrat (v. Cass. civ. 3e, 10 mai 2001, D. 2001, Jur. 3156, n. P. Lipinski ; Cass. com., 6 juin 2001, D. 2001, AJ 2298, Defrénois 2001.1429, n. R. Libchaber ; Cass. civ. 1re, 3 juillet 2001, Bull. civ. I no 201, JCP 2001, I, 370, n. Y.-M. Serinet ; 25 mars 2003, D. 2003, IR 1077 ; comp. Malaurie, Aynès et Gautier, op. cit., no 851). À ce compte, l'exception ne pourra quasiment plus jamais être relevée : qui n'a pas commencé d'exécuter un contrat , fût-ce de façon limitée, avant qu'un professionnel du droit l'avertisse qu'il est nul ?

6. On citera également la jurisprudence, qui n'est pas à l'abri de la contestation, interdisant au juge de soulever d'office une nullité de protection, alors que son bénéficiaire ou l'avocat de celui-ci l'ignorait, ou qu'il n'a pas comparu (Cass. civ. 1re, 15 février 2000, JCP 2001, II, 10477, n. O. Gout, D. 2000, AJ, p. 275, n. C. Rondey. En faveur de cette solution, v. I. Fadlallah et C. Baude-Texidor, D. 2003, chron. 750). Au contraire, c'est bien parce que la partie ne l'a pas vue que le juge peut et doit jouer son rôle de dire le droit, fût-ce d'office, dès lors qu'il respecte le principe du contradictoire. L'article 16 NCPC est là pour le lui rappeler. La « solidarité » est un sentiment et un acte qui appartiennent aussi au juge.

Quoi qu'il en soit, le revirement ne devrait pas être long à intervenir, car la Cour de Luxembourg a un raisonnement inverse (CJCE, 27 juin 2000, JCP 2001, II, 10513, n. M. Carballo-Fidalgo et G. Paisant, RTD civ. 2001.878, obs. J. Mestre et B. Fages ; 21 novembre 2002, Contrats, conc., consom. 2003, no 31, n. G. Raymond, D. 2003, Jur. 486, n. C. Nourissat, JCP 2003, II, 10082, n. Paisant : le juge peut relever d'office une nullité favorable au consommateur, en matière de clauses abusives). Il apparaît difficile, dans ces conditions, de maintenir une position, qui n'est au surplus pas très juste.

7. Des tiraillements peuvent aussi être constatés au sujet du dol : d'un côté, une large place lui est offerte, dans la plupart des cas, pour sanctionner celui qui se montre déloyal dans la perspective d'entrer dans le contrat (v. par ex. Cass. civ. 3e, 15 novembre 2000, Bull. civ. III, no 171 : dol par réticence de l'acheteur sur la richesse du sous-sol ; Cass. civ. 3e, 21 février 2001, Defrénois 2001.703, n. R. Libchaber : la réticence dolosive lave l'erreur inexcusable).

Mais de l'autre, dans des cas pourtant flagrants, il ne se trouve pas sanctionné (v. par ex. Cass. civ. 3e, 21 mars 2001, Contrats, conc., consom. 2001 no 101, n. L. Leveneur, RTD civ. 2001.904, avec les obs. : document contractuel fallacieux, non sanctionné parce que les manoeuvres n'auraient pas été déterminantes). On peut y ajouter les réticences de l'employée chimiste enceinte, ne prêtant pas à conséquence (Cass. soc., 2 février 1994, Bull. civ. V, no 38, RTD civ. 1995.144). Ou les « CV » mensongers qui, par deux fois, n'ont pas été sanctionnés (v. réf. RTD civ. 1999.419). De sorte que, notamment dans la matière du contrat de travail, qui reste pourtant très ancré dans le droit civil, Pierre-Yves Verkindt se demande quelle est encore la place de ce vice du consentement.

Enfin, le dol n'est pas toujours sanctionné de façon appropriée : ainsi, lorsque la victime demande au juge de maintenir le contrat vicié, en en modifiant les conditions, forme de réparation en nature qui permettrait en outre de s'affranchir de la frontière formation/exécution et d'aller jusqu'au bout des nullités partielles, la Cour de cassation n'a pas saisi cette perche, pourtant très tentante (Cass. civ. 1re, 17 décembre 2002, Bull. civ. I, no 306, RTD civ. 2003.313, avec les obs.).

8. Poursuivons sur la bonne foi, un des fleurons de la jurisprudence récente en matière contractuelle, qu'on trouve au coeur du fameux arrêt Huard de 1992 sur les marges du pompiste de marque ou de celui de 1998 sur celles de l'agent commercial outre-mer, dont il est question à de nombreuses reprises dans l'ouvrage collectif sur la crise du contrat : chaque partie doit collaborer à l'intérêt commun, mais aussi à celui, personnel, de son cocontractant, peu important que ce soit lui qui doive l'obligation.

C'est excellent, mais dans d'autres domaines, où la notion de « bonne foi » pourrait jouer un rôle aussi important et beaucoup plus fréquent, les juges lui accordent moins de place. C'est notamment le cas au sujet de l'irritante question de la violation du pacte de préférence par le débiteur et un tiers complice (v. not. Cass. civ. 3e, 30 avril 1997, Médecins du monde, D. 1997, Jur. 475, n. D. Mazeaud, et 1998, chron. 203 de Chr. Atias, JCP 1997, II, 22963, n. crit. B. Thuillier, Contrats, conc., consom., 1997, no 129, n. L. Leveneur, RTD civ. 1997.685, Defrénois 1997.1007, obs. Ph. Delebecque ; v. spéc. et les critiques de D. Mazeaud, note préc., ainsi que Malaurie, Aynès et Gautier, op. cit., no 146). Les objections tenant au caractère personnel de l'obligation de faire (article 1142) tiennent assez peu par rapport au respect de la parole donnée. Là encore, Pothier avait donné l'exemple du relativisme de ce classement (v. par ex. pour les obligations de ne pas faire, Obligations, no 158). De sorte que l'annulation du deuxième acte et la substitution du bénéficiaire au tiers complice pourraient être ordonnées.

9. Si l'on passe du contrat au quasi- contrat , on sait que la Cour de cassation lui a fait faire un retour en force, au sujet des procédés déloyaux de publicité (Cass. ch. mixte, 6 septembre 2002, D. 2002, AJ 2531, n. A. Lienhard et Jur. 2963, n. D. Mazeaud, Comm. com. électr. 2002 no 156, n. Ph. Stoffel-Munck, JCP 2002, II, 10173, n. S. Reifergerste, Defrénois 2002.1608, n. E. Savaux : l'organisateur d'une loterie publicitaire devra payer le lot annoncé au destinataire sur le fondement de l'enrichissement sans cause). Des auteurs avaient pronostiqué le réveil des quasi-contrats (A. Bénabent, Obligations, 8e éd., no 451 ; Ph. Malaurie, L. Aynès et Ph. Stoffel-Munck, Obligations, Defrénois 2003). On verra plus bas ce qu'il faut en penser, sur le sujet dont les juges avaient à traiter. Cependant, si la vertu du quasi- contrat est d'éviter une injustice en faisant produire un effet positif à l'acte volontaire d'un sujet de droit envers un autre, force est de constater que les juges n'utilisent pas toujours ce correctif dans des situations où il serait particulièrement adapté, alors que la doctrine leur proposait depuis des siècles, voire des millénaires, d'y avoir recours dans toute sorte de domaines. Les audaces sont cependant inégales : ainsi, ne sont-elles pas au rendez-vous en matière de mandat, lorsque le mandataire dépasse ses pouvoirs, mais pour effectuer un acte utile au premier chef à son mandant (v. Cass. civ. 3e, 20 janvier 1999, Bull. civ. III, no 17 ; 29 mai 2002, ibid., no 115, RTD civ. 2003.109, avec les obs. : le syndic qui a consenti des avances à la copropriété de l'immeuble pour régler les fournisseurs ne sera pas remboursé ; à comparer avec les propositions de Papinien, Digeste, III, V, De negotiis gestis, 32 ; de Pothier, Mandat, no 177 ; et de A. Bénabent, op. cit., no 457-1).

10. On pourrait conclure sur ce point avec l'introduction de Christophe Jamin : le choix de l'unité et de la justice passe peut-être par l'élaboration d'une « politique jurisprudentielle », avec le concours de tous. Avec le risque, cependant, d'enfler la place de la jurisprudence, prise comme source du droit.

II. - Crise des « arrêts d'annonce »

Notre époque est friande de « coups de canon » judiciaires, tout spécialement dans le domaine des contrats. Il est naturel que les juges y soient enclins. De sorte que se multiplient ce qu'on peut appeler les « arrêts d'annonce », à l'instar des effets du même nom.

11. On peut à nouveau citer l'arrêt Huard : il a treize ans et que s'est-il passé depuis ? On pouvait espérer un renversement de la jurisprudence Canal de Craponne, mais ce n'est pas ce qui s'est produit. Certes, nous ne manquons jamais de le citer dans nos amphis et manuels pour souligner les avancées du juge dans la recherche de l'équilibre contractuel, mais il n'a guère eu de suite, autre que d'étoffer les propos de la doctrine. De sorte que la question se pose, lancinante : était-ce un si grand arrêt que cela ? Crise du contrat , crise de la doctrine éperdue d'admiration...

12. Si l'on passe à la cause, aux obligations essentielles et à l'arrêt Chronopost, « bavure » ou décision géniale, force est de constater que, là non plus, il ne s'est pas passé grand-chose depuis 1996, sous le soleil juridique. Pire : la même Cour de cassation, dans la même affaire, est sagement revenue sous un autre angle à la nécessité de la preuve d'une faute lourde de la part du débiteur, pour déverrouiller une clause limitative de responsabilité (Cass. com., 9 juillet 2002, JCP 2002, I, 184, n. J. Rochfeld et II, 10176, n. G. Loiseau et M. Billiau, D. 2003, somm. 457, n. D. Mazeaud). Un coup d'épée dans l'eau ?

13. Au sujet des vices du consentement, on se rappelle que la violence avait fait elle aussi - cycle d'usage historique « en boucle » des institutions juridiques - un retour spectaculaire sur le devant de la scène juridique, à travers l'idée de dépendance économique (Cass. civ. 1re, 30 mai 2000, D. 2000, Jur. 879, n. J.-P. Chazal et 2001, somm. 1140, n. D. Mazeaud, Contrats, conc., consom., 2000, no 142, n. Leveneur, RTD civ. 2000.827, n. J. Mestre et B. Fages, 863, n. P.-Y. Gautier, Defrénois 2000.1124, n. Ph. Delebecque, JCP 2001, II, 10461, n. G. Loiseau). Deux ans plus tard, la Cour de cassation a fait quelques pas en arrière, en refusant de sanctionner un état de dépendance et surtout un abus supposé, non caractérisé par la victime (Cass. civ. 1re, 3 avril 2002, Larousse-Bordas, D. 2002, Jur. 1860, notes J.-P. Gridel et J.-P. Chazal, somm. 2844, n. D. Mazeaud, Comm. com. électr. 2002, no 80, n. C. Caron et 89, n. Ph. Stoffel-Munck, Defrénois 2002.1246, n. E. Savaux, Dr. et patrimoine septembre 2002, p. 26 s., n. G. Loiseau, RTD civ. 2002.502, n. J. Mestre et B. Fages : auteur salarié qui cède à bon marché ses droits à son employeur, parce qu'il craint d'être licencié).

Elle a sans doute bien fait, mais pourquoi, au fond, donner de faux espoirs aux plaideurs et leur ouvrir en termes généraux des portes qui s'avéreront finalement étroites ?

14. Pour rester dans le domaine de la protection de la partie faible, on se souvient de l'effet spectaculaire qu'avait fait l'arrêt Macron, en matière de cautionnement, considérant que le créancier commet une faute en acceptant de la part de la caution un engagement disproportionné par rapport à ses ressources (Cass. com., 17 juin 1997, D. 1998, Jur. 208, n. J. Casey, Defrénois 1997.1424, n. crit. L. Aynès, RTD civ. 1998.157, n. P. Crocq). Dans sa contribution, P. Ancel en traite, en même temps que de l'arrêt Chronopost, à l'appui d'une recherche documentaire sur les conséquences au bout du compte réduites qu'ont eues ces arrêts remarqués.

Et voilà que la Cour de cassation vient, semble-t-il, de l'abandonner (Cass. com., 8 octobre 2002, D. 2003, Jur. 414, n. C. Koering, RTD civ. 2003.125, n. P. Crocq). De sorte qu'on peut à nouveau se poser la question : à quoi bon toute cette agitation ? Peut-être à provoquer l'intervention législative : en effet, la loi « Dutreil » du 1er août 2003 a inséré dans le Code de la consommation un article L. 341-4, formalisant la règle de proportionnalité à la charge du créancier professionnel. Ici, l'effet d'annonce a conduit à une réforme.

15. Une autre facette de l'arrêt d'annonce est celui qui se présente comme posant une nouvelle règle, ce qu'il fait effectivement, mais en bouleversant peut-être de façon excessive des pans entiers du droit civil, alors que le résultat recherché pouvait être atteint par des moyens plus mesurés. Par exemple, le basculement du contrat de prêt, passant du réel au consensuel (Cass. civ. 1re, 28 mars 2000, JCP 2000, II, 10296, concl. J. Sainte-Rose, D. 2000, Jur. p. 482, n. St. Piedelièvre, et 2001, somm. 1615, n. Jobard-Bachellier, Defrénois 2000.720, n. J.-L. Aubert, Contrats, conc., consom., 2000, no 106, n. L. Leveneur ; Cass. civ. 1re, 27 novembre 2001, Defrénois 2002.259, n. R. Libchaber, JCP 2002, II, 10050, n. S. Piedelièvre). L'objectif était de contraindre le prêteur à exécuter le contrat , donc à le déclarer formé et obligatoire dès l'accord des parties et non pas à compter seulement de la remise des fonds. Cependant, ainsi qu'un spécialiste l'a récemment démontré, même en conservant la qualification réelle, une exécution forcée n'aurait rien d'extravagant (F. Grua, Le prêt d'argent consensuel, D. 2003, chron. 1492). Ces catégories sont héritées des Romains et il n'y avait pas plus souples que les Romains... En outre, la discussion a beaucoup porté sur l'exécution forcée des obligations de faire, dont il s'avère décidément (v. ci-dessus) qu'elle empoisonne de façon excessive les débats judiciaires et doctrinaux. Elle constitue de ce point de vue un des pics de la crise du contrat (v. encore le sujet de l'exécution des promesses unilatérales de contrats, qui est abordé dans l'ouvrage collectif, notamment par Pascal Ancel, illustrant sa théorie de l'effet obligatoire).

16. Un dernier exemple est celui de la clause de non-concurrence : les arrêts de la Chambre sociale du 10 juillet 2002 (D. 2002, Jur. 2491, n. Y. Serra) ont fait l'effet d'un coup de tonnerre. Ils rendent la mission de rédiger de telles clauses extrêmement périlleuse : entre le flou de l'obligation de proportionnalité, relativement à la durée, l'espace de l'interdiction, l'objet de l'activité du débiteur et la nécessité de prévoir désormais une rémunération, les « bonnes clauses » risquent d'être rares.

En outre, on peut se demander ce qu'il devrait en être dans les autres secteurs intéressés : distribution, pactes statutaires et extrastatutaires dans les sociétés civiles et commerciales, etc.

17. Tout cela démontre que l'arrêt d'annonce ne suffit pas et qu'il faut se demander comment il va concrètement être appliqué par les intéressés. En d'autres termes, il est sans doute préférable de ne pas tomber dans le spectaculaire et nous sommes de ce point de vue tous responsables moralement - doctrine, revues juridiques, services de documentation des juridictions - pour éviter de donner à des décisions certes passionnantes une portée qu'elles n'auront finalement pas, parce que les juges se rendent compte après coup qu'ils sont allés trop loin ou que les professionnels n'osent pas encore invoquer ce nouvel état de droit ou qu'ils le rejettent.

Les auteurs de la doctrine sont peut-être trop à l'affût des arrêts rendus en matière contractuelle, pour bâtir plans et systèmes à partir de ces matériaux juridiques. S'agissant des « thésards », c'est de bonne guerre (et encore). Pour les autres - nous - , il serait sans doute souhaitable de nous enthousiasmer moins vite et de faire un soigneux bilan coûts-avantages. C'est une des suggestions - critique/proposition - que formule Philippe Jestaz, dans son rapport de synthèse (sous un des titres dont il a le secret : « quel contrat pour ceux qui théorisent ? »).

18. Cela étant, l'avenir est plutôt sombre, pas tellement du côté de la Cour de cassation, que des deux juridictions européennes, Cours de Luxembourg et de Strasbourg, dont le moindre arrêt ébranle désormais les montagnes. Or, elles s'empareront certainement l'une et l'autre, un jour prochain, de la matière des obligations et, pour la première, sans se contenter du droit de la concurrence. C'est au demeurant une des principales inquiétudes au sujet du « Code civil européen » : il donnerait à la CJCE le statut de juge de l'unité qu'a encore de nos jours la Cour de cassation.

Chez les juges français eux-mêmes, juges du fond compris, on peut également présager les visas en cascade et solennels des textes les plus fondamentaux, afin de faire tomber des pans entiers de notre droit positif (v. par ex. à propos de la révision du loyer dans les baux commerciaux, la leçon de droit de Versailles, 6 février 2003, D. 2003, Jur. 720).

19. Il convient de se garder de faire d'un simple arrêt, eût-il les honneurs des divers Bulletins, une véritable jurisprudence à lui seul. La tentation est forte et n'est pas nouvelle (v. J. Carbonnier, Droit civil, Introduction, 27e éd., PUF 2002, § 142, la « qualité supplée à la quantité »), mais il est souhaitable d'y résister. Tant pis pour nos notes et chroniques rédigées dans la fièvre de l'actualité ! Il faut bien voir que si l'on allie : 1) Un arrêt rendu en des termes d'une extrême généralité, presque sur le modèle d'une loi (dans sa contribution à l'ouvrage collectif, J.-P. Chazal se montre critique sur ce point) ; 2) Une doctrine qui l'érige en décision essentielle, une décision de justice devient de ce fait une quasi-norme, en dépit de l'article 5 du Code civil.

Une des conséquences, que relève B. Fages dans sa contribution, est de créer parfois un « affolement » chez les professionnels (à nouveau Chronopost, les arrêts sur la clause de non-concurrence, etc.). Ou, au contraire, une résistance farouche (v. N. Molfessis, RTD civ. 1998.214 : « L'arrêt Chronopost ? Quel arrêt Chronopost ? »).

III. - Crise de la qualification

20. La qualification est l'essence même de l'opération juridique. Cependant, pour qu'elle opère valablement, encore faut-il qu'elle soit convaincante, c'est-à-dire que la règle de droit choisie par le juge pour être appliquée à la situation litigieuse soit celle qui apparaisse la plus naturelle et appropriée. C'est le plus souvent le cas en matière contractuelle, mais pas toujours. Même si Denis Mazeaud s'en défend dans sa contribution, il peut y avoir « manipulation des concepts ».

21. Ainsi, il y a des institutions qui ont tellement été triturées, qu'on n'y comprend plus rien. Tel est le cas des groupes de contrats et de la nature juridique de l'action directe d'une partie contre une autre : contractuelle ou délictuelle ? La doctrine avait cru comprendre, il y a quelques années, que la clé reposerait dans l'existence d'un transfert de propriété lié à la chose ou, au contraire, d'un service pur et simple. Ce n'était déjà pas simple à exposer aux étudiants. Les juges ont récemment rendu un peu plus opaque la question (v., semblant remettre en cause la jurisprudence de 1986, Cass. civ. 3e, 28 novembre 2001, JCP 2002, II, 10037, n. D. Mainguy, Defrénois 2002.255, n. R. Libchaber, D. 2002, Jur. 1442, n. J.-P. Karila, RTD civ. 2002.104, n. P. Jourdain : qualification délictuelle de la responsabilité du fournisseur du sous-traitant, à l'égard du maître de l'ouvrage. En d'autres termes, la nature de l'action contre le sous-traitant entraînerait dans son sillage celle de la demande contre son vendeur. C'est prendre en compte l'élément travail dans la chaîne de contrats, en tenant le transfert de propriété pour secondaire ; v. égal. Cass. civ. 3e, 4 décembre 2002, JCP 2003, II, 10058, n. P. Jourdain. Mais v. Cass. civ. 3e, 12 décembre 2001, RTD civ. 2002.303, n. P. Jourdain et Cass. civ. 1re, 21 janvier 2003, Bull. civ. I no 18). La doctrine s'échine à suivre. Pourtant, tant a déjà été écrit sur le sujet ! Ne ferait-on pas mieux de tout remettre à plat ? Et de ne retenir qu'une seule responsabilité, légale, en unifiant son régime, à l'instar de précédents de plus en plus nombreux (produits défectueux, personnels de santé, etc.) ? Ou de nous écrire : « Pouce ! Il faut tout remettre à plat ».

22. On peut aussi revenir à l'arrêt de 2002 sur les loteries : le recours à l'enrichissement sans cause pour sanctionner en nature l'organisateur de loteries peu scrupuleux est brillant et astucieux et doit être salué comme tel, mais est-il réellement convaincant ? Ainsi, où donc est l'appauvrissement du destinataire du courrier fallacieux, qui n'a pourtant rien déboursé ni fait ? On n'est pas loin d'une nouvelle variété de fiction judiciaire. La solution comporte donc quelque artifice, même si c'est pour la bonne « cause ».

Faute de volonté de s'engager de la part du débiteur, il n'y a pas non plus acte unilatéral. De sorte que si l'on délaisse la voie pourtant la plus raisonnable, la responsabilité civile, pour cause de plafond lié au préjudice, c'est plutôt vers l'apparence qu'il conviendrait de se tourner. Certes, elle se produirait ici à deux personnes, hypothèse plus originale que le classique rapport triangulaire, mais l'idée commence à faire son chemin (v. Ph. Stoffel-Munck, note préc., ainsi que la thèse de Mme Danis-Fatôme, Apparence et contrats, Paris I, 2002).

23. Au fond, comme le relève encore Jean-Pascal Chazal dans sa contribution, si « crise » il y a, ce n'est pas tellement sur l'objet traité, le contrat , que sur les méthodes utilisées pour y parvenir. Plus que jamais, nous devons nous convaincre que l'essence même du droit est dans sa méthode. C'est elle qui encadre notre culture juridique et nos sensibilités. Sans elle, c'est le désordre. Ce qui est une autre façon de revenir à la « crise », dont l'étymologie grecque (krisis) signifie... l'action de choisir, décider. De sorte que si « crise » il y a, rassurons-nous : elle n'est point pathologique et l'on peut faire confiance à nos juges, imprégnés de cet esprit de méthode, pour procéder aux choix les plus judicieux et rectifier le tir, quand c'est nécessaire, dans les temps qui s'annoncent.

Je ne suis pas Adhémar Esmein, loin de là, mais enfin, cent ans après la fondation de la Revue trimestrielle de droit civil, il est assez émouvant de saluer, comme lui, à l'occasion du premier numéro de la Revue des contrats, toute l'importance qu'occupe la jurisprudence dans la pensée des juristes du XXIe siècle et pour l'harmonie de la vie en société.

Pierre-Yves GAUTIER

Professeur à l'Université Panthéon-Assas, Paris II

L. Josserand et le nouvel ordre contractuel

RDCO2003-1-068
Revue des Contrats, 01 décembre 2003 n° 1, P. 325 - Tous droits réservés

Contrats

L. Josserand et le nouvel ordre contractuel

Jean-Pascal CHAZAL

Professeur à l'Université Jean Moulin - Lyon III

À lire le célèbre Cours de droit civil positif français, dont la première édition paraît en 1930 à la Librairie du Recueil Sirey (trois éditions ont paru, la dernière en 1940), la conception du contrat professée par Louis Josserand (1868-1941) est imprégnée du volontarisme le plus ferme. À l'instar de M. Planiol, il voit dans le consentement l'élément essentiel du contrat : « sa définition se confond donc avec celle du contrat lui-même, dont il constitue la trame, le substratum » (op. cit., no 41). C'est parce qu'il fixe le centre de gravité du contrat dans la volonté des parties, que Josserand défend, dans le débat relatif à la nature du contrat d'adhésion, le parti civiliste de la nature conventionnelle et, donc, le conduit à s'opposer aux théories d'influence publiciste ou romaniste soutenues par L. Duguit, M. Hauriou et R. Saleilles (op. cit., no 32). La volonté participant de l'essence du contrat, le seul échange des consentements suffit à le former, les parties fussent-elles économiquement inégales ou l'une d'entre elles eût-elle prérédigé unilatéralement les stipulations contractuelles. Le contrat d'adhésion est une véritablement convention, et non un acte unilatéral ou réglementaire, car l'adhésion équivaut à l'acceptation d'une offre et la loi n'exige que l'égalité juridique, non pas une égalité économique ni une négociation préalable à armes égales.

Josserand serait-il resté sourd, s'agissant du contrat d'adhésion, à la prophétie de Saleilles, avec lequel il partageait le souci de la nécessaire rénovation du droit ainsi que la paternité de la responsabilité objective fondée sur le risque : « il faudra bien, tôt ou tard, que le droit s'incline devant les nuances et les divergences que les rapports sociaux ont fait surgir » (De la déclaration de volonté, Contribution à l'étude de l'acte juridique dans le Code civil allemand, L.G.D.J. 1929, art. 133, no 89, p. 229) ? Le Josserand novateur et attentif aux besoins sociaux serait-il devenu classique et conservateur ? J.-L. Halpérin (Histoire du droit français depuis 1804, PUF, Coll. Droit fondamental, 1996, nos 126 et 137), qui qualifie Josserand de « rénovateur inquiet », suggère un tournant dans sa pensée, au début des années 1930. Dans sa première période, il propose de fonder la responsabilité du fait des choses inanimées sur la théorie du « risque créé » (De la responsabilité des choses inanimées, Rousseau 1897) et tente de révolutionner la théorie de l'abus de droit en assignant à chaque droit une fonction sociale (De l'abus de droits, Rousseau 1905). Dans une seconde période, sa méthode serait devenue plus rigide, sa perception du monde angoissée. Ce revirement se traduit par les courtes chroniques qu'il publie au Dalloz à partir de 1933, dans lesquelles il insiste sur la crise que subit le droit en général et celui des contrats en particulier, ainsi que par sa prise de position contre la révision globale du Code civil ; un paradoxe pour un auteur qui a tant écrit pour que le droit s'adapte aux évolutions économiques et sociales (idée qu'il a pourtant gardée jusqu'à la fin et qui se retrouve dans Comment les textes de lois changent de valeur au gré des phénomènes économiques, in Études de droit civil à la mémoire de H. Capitant, Dalloz 1939, p. 369, où il se réjouit du changement de signification de certains vieux textes de loi, grâce au travail de la jurisprudence et de la doctrine, sous la pression des phénomènes économiques).

Il ne faudrait cependant pas exagérer l'importance de l'évolution de la pensée de Josserand. On ne peut pas dire, comme pour certains philosophes, qu'il y a un premier Josserand puis un second, dans la mesure où il n'a jamais renié ses premières constructions doctrinales, y compris les plus audacieuses. Alors quoi ? Y aurait-il un Josserand progressiste en droit de la responsabilité civile et un Josserand conservateur en droit des contrats ? Ou bien sa pensée renfermerait-elle des contradictions ? Difficile de trancher, tant ses analyses sont nuancées. Parce qu'il a eu le sentiment aigu de se situer à une période charnière de l'histoire, il s'est efforcé de rendre compte de l'évolution du droit, tout en l'encourageant sur certains points et en essayant de la freiner sur d'autres.

Il est certain que, dans la série de chroniques au Dalloz, Josserand s'insurge contre la transformation, à ses yeux néfaste, que subit la matière contractuelle par l'intervention conjuguée de la loi et de la jurisprudence. Il dénonce le passage d'un contrat simplement contrôlé par le législateur - afin d'assurer la liberté contractuelle, l'observation de la parole donnée et le respect de l'ordre public - à un « contrat dirigé » (DH 1933, chron., p. 89), annonçant ainsi la fin de « cet âge d'or contractuel », dans lequel la conception traditionnelle faisait du contrat une oeuvre privée qui « constituait le domaine d'élection de l'autonomie de la volonté ». Josserand ne mâche pas ses mots pour accuser le dirigisme exercé par les pouvoirs publics sur la formation et les effets du contrat : « il est singulièrement plus oppressif, plus destructif de l'autonomie de la volonté, plus anticontractuel ; avec lui, c'est une socialisation, une étatisation du contrat qui se poursuit sans relâche ». Contrairement à ce que l'on croit souvent, sa critique vise au premier chef le législateur dont l'intervention se fait de plus en plus oppressante. Et Josserand de s'agacer contre les lois régissant les contrats de transport, de travail, d'assurance, de bail commercial, contre ce dirigisme « compressif » qui impose aux contractants des clauses et en prohibe d'autres. Mais la critique vise aussi la jurisprudence inaugurée en 1911 et confirmée en 1913 introduisant une obligation de sécurité dans le contrat de transport de personnes, ce qui revient « à hypertrophier le contenu obligatoire ». Or, cette obligation, entièrement créée par le juge et qui a été étendue en 1932 aux ayants droit du créancier de celle-ci par le biais d'une prétendue stipulation pour autrui implicite, ne se rattache à la volonté des parties que d'une manière « singulièrement hypothétique et divinatoire ». Il s'agit, en vérité, d'une obligation jurisprudentielle insérée « de vive force dans le contrat », c'est-à-dire indépendamment de la volonté réelle des contractants. C'est donc à un véritable « forçage » du contrat auquel se livre la jurisprudence, foulant aux pieds la « règle de l'autonomie de la volonté » : « les contractants ne sont plus maîtres chez eux ». Le contrat est ainsi dirigé vers sa ruine, conduit qu'il est sur un chemin manifestement contraire aux axiomes fondamentaux du droit naturel et le menant au « socialisme juridique ».

En 1937, paraissent deux chroniques dont le ton est tout aussi pessimiste, voire alarmiste. Dans la première (Sur la reconstitution d'un droit de classe, DH 1937, chron. 1), Josserand se plaint d'un « mouvement contre-révolutionnaire » se caractérisant par la « fragmentation du droit » et « le droit commun découpé en tranche ». Il prend ici pour cible les nouvelles lois qui réinstaurent de véritables classes selon les activités professionnelles et les positions occupées par les sujets de droit dans la société. Si, au niveau international, un remarquable processus d'unification se fait jour, en revanche, le droit interne se disloque, dans un vaste mouvement de spécialisation, en droits commercial, artisanal, ouvrier, rural, médical, associationnel, syndical, etc. Dans cette chronique, Josserand exprime sa volonté de rester aussi objectif que possible, de se positionner en observateur impartial, car « il serait vain de récriminer ». Pourtant, son jugement est sévère : « le droit de classe n'est autre que la projection, dans le domaine juridique, des luttes de classes ; il est doué d'un dynamisme permanent et implacable, qui en fait un instrument, non de paix sociale, mais de guerre civile ». Dans la seconde chronique (Un ordre juridique nouveau, DH 1937, chron., 41), Josserand tempère l'impression du moment, et celle que l'on éprouve à le lire, d'avoir « le privilège d'assister à l'éclosion soudaine d'un ordre juridique tout neuf ». En réalité, l'évolution qu'il s'est assigné de décrire n'est pas une rupture, ni même une révolution. L'intrusion de l'autorité publique dans la sphère contractuelle n'est pas nouvelle, elle s'est seulement (mais pour Josserand, c'est déjà beaucoup) intensifiée. En glissant constamment du moral vers l'économique, le droit « s'amoralise » et se matérialise (au sens où il devient de moins en moins spiritualiste) et si ordre juridique nouveau il y a, il est essentiellement un ordre économique, financier et fiscal ; il est l'ordre de « la tyrannie que les faits économiques exercent impitoyablement sur le droit ». Malgré les aspects positifs de cette mutation (notamment l'objectivation de la responsabilité civile), Josserand se plaît à en explorer la face sombre, déplorant « l'abolition constante » de la force obligatoire des contrats.

L'année avant sa mort, le doyen honoraire de la Faculté de droit de Lyon publie une chronique intitulée Les dernières étapes du dirigisme contractuel : Le contrat forcé et le contrat légal (DH 1940, chron., 5), dans laquelle, continuant à creuser le même sillon, il concentre son ire sur la disposition du décret-loi du 29 juillet 1939 qui instaure au bénéfice des descendants d'un exploitant agricole « un contrat de travail à salaire différé ». C'en est trop. Une telle dénaturation du contrat, même si elle n'est pas entièrement nouvelle, ajoutée au contexte international, irrite Josserand, au point de lui faire écrire que « la lutte qui a mis aux prises les démocraties de l'Occident avec le Reich a pour origine et pour enjeu le grand principe de la force obligatoire contrat » ! Après quoi, il reprend ses antiennes préférées avec de nouvelles formules bien frappées : « le contrat devient de moins en moins contractuel ; en lui, le côté social tend à prédominer sur le tempérament individuel ». Dans cette critique point une conception volontariste du contrat, parfaitement assumée par l'auteur. Selon lui, il est hérétique d'accoler les adjectifs « forcé » ou « légal » au substantif « contrat », celui-ci étant, « par définition même, le produit, la fusion de deux volontés qui en constituent l'âme et l'essence mêmes », dont le contenu est soumis au « grand principe de l'autonomie de la volonté ».

Doit-on en conclure que Josserand est devenu un libéral, révulsé par le nouvel ordre socialiste des contrats qui se met progressivement en place sous ses yeux ? Plus vraisemblablement, c'est le souci de se démarquer du socialisme (doctrine très implantée, à l'époque, à la Faculté de droit de Lyon et dont le principal représentant, E. Lévy, un proche d'E. Lambert et P. Pic, publie, en 1926, Une vision socialiste du Droit) avec lequel ses théories de la relativité des droits et de la responsabilité sans faute avaient des liens théoriques trop étroits, qui explique une radicalisation du ton et du propos. Il faut garder présent à l'esprit la virulente critique que G. Ripert décoche contre le livre de E. Lévy (Le socialisme juridique d'E. Lévy, Rev. crit. lég. jur. 1928, p. 21) et l'assimilation qu'il opère entre le socialisme soviétique et la doctrine de Josserand, laquelle constitue une « menace pour l'ordre de nos sociétés occidentales » (Abus ou relativité des droits, à propos de l'ouvrage de M. Josserand : De l'esprit des droits et de leur relativité, 1927, Rev. crit. lég. jur. 1929, p. 33 ; voir la réponse de Josserand qui dénonce une dénaturation déloyale de sa pensée et une tentative d'« excommunication majeure » in Rev. crit. lég. jur. 1929, p. 277). Cette proximité sulfureuse a pu devenir d'autant plus ennuyeuse pour Josserand, qui a rejoint la Cour de cassation en juin 1935, que le climat politique et social s'est détérioré, avec notamment les émeutes de février 1934, et que le Front populaire accède au pouvoir au printemps 1936, plongeant le pays dans les grèves. Peut-être aussi que la pensée de Josserand a été emportée par un style vif et parfois mordant. Nombre de formules ciselées pour marquer les esprits sont passées à la postérité et ont été répétées par les générations suivantes sans que leur paternité soit toujours connue ou rappelée. Le format compact de la chronique a certainement favorisé un décalage entre le ton polémique de l'expression et la mesure de la pensée.

D'ailleurs, dans la contribution qu'il offre à F. Gény, qui a pour titre L'essor moderne du concept contractuel (in Recueil d'études sur les sources du droit en l'honneur de F. Gény, Sirey 1934, T. II, p. 340), son analyse est plus balancée et apaisée. Il commence par rappeler que « le droit demeure encore une science sociale, donc une science évolutive ». Il estime que le contrat du XXe siècle a une supériorité éclatante sur celui du droit romain, grâce à l'essor à la fois quantitatif et qualitatif qu'il a connu. Sur ce dernier plan, Josserand n'est pas négatif sur « l'amplification du contenu obligatoire des contrats » : « la substance obligatoire devient de plus en plus riche, les contrats s'affirment toujours plus productifs, toujours plus féconds ». Et c'est au travail des juges, qui découvrent des obligations jusque-là insoupçonnées en se fondant sur les articles 1134, alinéa 3 et 1135 du Code civil, que l'on doit cet enrichissement et cette vitalité. Josserand approuve donc les nouvelles obligations jurisprudentielles, qui trouvent leur source dans la bonne foi et l'équité, tout en pronostiquant leur multiplication. D'ailleurs, dans son Cours de droit civil positif français (op. cit., 1re éd., nos 403 et s.), il montre comment l'équité traduit l'esprit contractuel en luttant contre « le droit conventionnel strict ». En revanche, il parle toujours de « forçage du contenu contractuel » à propos de l'obligation de sécurité, qui, décidément, ne lui convient guère. Mais cette critique ne porte pas sur le principe d'une indemnisation octroyée à la victime par le transporteur, mais seulement sur le moyen technique employé, à savoir le forçage du contrat au lieu de la responsabilité délictuelle (v. déjà dans la chron. de 1934, p. 91). Il ne la condamne que parce qu'elle est absolue, c'est-à-dire de résultat (v. le rapport de Josserand publié sous l'arrêt Mercier, Cass. civ., 20 mai 1936, DP 1936, 1, 88, dans lequel il approuve la contractualisation de la responsabilité du médecin et la création, à sa charge, d'une obligation de sécurité de moyens). Ceci étant, il appelle à une « déromanisation » du contrat afin de l'adapter au monde économique et social du XXe siècle ; le contrat ne traverse donc qu'une « crise de croissance ».

Dans un article publié en 1937 (Aperçu général des tendances actuelles de la théorie des contrats, RTD civ. 1937, 1), un infléchissement pessimiste est perceptible et il est possible de détecter des passages provenant des chroniques de la même période. Mais le ton est plus serein. Contrairement aux nombreux civilistes qui, face à la transformation de grande envergure du contrat, parlent volontiers de déclin et de disparition du concept contractuel, « dont ils se préparent à dresser l'acte de décès », Josserand rejette cette vue pessimiste et préfère penser que le contrat « figure encore au nombre de ces morts qui se portent assez bien ». « Peut-être bien que ce n'est pas de déclin, de crépuscule qu'il est question pour lui, mais bien de transformation et de renouveau », ajoute-t-il avant d'avancer l'idée que la nouvelle conception du contrat est certainement mieux adaptée aux besoins de son temps et contient plus de « juricité » que celle héritée du droit romain via le Code civil. Dans cette impressionnante évolution, Josserand note beaucoup de points positifs, tels la pullulation et la diversification des contrats, leur standardisation, le développement de leur contenu obligatoire et l'accroissement du dynamisme contractuel. « Nous vivons de plus en plus contractuellement », s'exclame-t-il. Et il se félicite que le juge se défie des clauses insérées dans les contrats d'adhésion, recoure aux théories de la cause, de la lésion, de l'abus des droits. Incontestablement, « le contrat a gagné en profondeur et en intensité ». Toutefois, la création d'une obligation contractuelle de sécurité ne trouve toujours pas grâce à ses yeux, tandis que les obligations jurisprudentielles fondées sur l'équité de l'article 1135 du Code civil, quant à elles, constituent un « procédé technique d'enrichissement, d'inflation du contenu obligatoire du contrat (qui) est assurément une des créations les plus intéressantes, les plus ingénieuses de la jurisprudence française ». Sans compter que les conventions collectives de travail ne sont pas tant analysées comme une exception à l'effet relatif des contrats que comme des « supercontrats » dont la puissance et le rayonnement sont supérieurs à ceux des conventions ordinaires : « nulle part, l'accroissement du dynamisme contractuel ne s'affirme avec une évidence plus impressionnante ». Cette poussée d'optimisme est tempérée par les trois dernières parties de l'étude, où Josserand reprend sa dénonciation du dirigisme contractuel, l'immixtion des pouvoirs publics dans la vie du contrat et la constitution d'un droit de classe - autant de thèmes qui préoccupaient aussi Ripert. Mais la conclusion est tout en nuance : « à vrai dire, le dirigisme, envisagé en soi, n'est ni une maladie, ni une panacée, ni un malheur, ni un bienfait ; il est un effort tenté en vue d'adapter le droit contractuel à une situation économique et sociale nouvelle ».

L'année suivante paraît La « publicisation » du contrat (in Introduction à l'étude du droit comparé, Recueil d'Études en l'honneur d'E. Lambert, Sirey-L.G.D.J., 1938, T. III, § 145, p. 143.), où Josserand diagnostique, sans acrimonie, « ce phénomène capital de la pénétration du droit civil par les disciplines et par l'esprit du droit public », qui se traduit par le primat du social sur l'individuel. Comme d'autres institutions du droit, telle la propriété, le contrat n'est plus « une affaire purement privée », mais, dans une certaine mesure, « une affaire publique et presque une "affaire d'État" ». Les germes de cette évolution sont, pour Josserand, déjà contenus dans le Code civil aux articles 1135 et 1160, lesquels contraignent la volonté des parties à partager son pouvoir créateur d'obligations avec l'équité et l'usage. Il ne condamne nullement cette disparition du monopole qui était attribué à la volonté des parties, mais approuve le souci de la jurisprudence « d'aménager le contrat dans un esprit d'équité, de justice, d'équilibre juridique », même si cela aboutit à faire entrer les contractants « dans une organisation juridique dont le fonctionnement leur échappe en partie » et à faire du contrat « un instrument de politique sociale, économique et financière ». À la fin de l'étude, l'auteur émet une opinion mitigée sur la publicisation du contrat qui, dans sa pensée, ne signifie ni le déclin ni la disparition de celui-ci, mais seulement le « crépuscule de l'autonomie contractuelle », la « manifestation, capitale sans doute et décisive pour l'avenir de la civilisation, du mouvement d'idées qui nous conduit d'une conception individualiste des droits et des situations juridiques à un aménagement plus social ».

Josserand n'épouse donc pas la cause libérale, en ce qu'il n'est pas pour un retrait de l'État de la vie contractuelle. Il approuve les « mesures prises par les pouvoirs publics pour protéger, au cours des tractations préliminaires, le plus faible contre le plus fort (...) » (in Aperçu général..., op. cit.). Ces faibles, qui doivent être protégés par le droit, non pas en raison de leur être ou de leur état mais de leur situation à un moment donné, ne sont pas seulement les « travailleurs », les « piétons » et les « clients des grandes compagnies » : « L'industriel et le commerçant eux-mêmes passent parfois de la catégorie des forts dans celle des faibles, car eux aussi peuvent être victimes du double phénomène de la concentration des capitaux et de la mécanisation de la vie : la constitution de cartels, de syndicats, de trusts, aura pour conséquence d'établir des monopoles de fait et de tuer les petites entreprises ; la concurrence, par ses propres excès, va se dévorer elle-même ; il faudra venir au secours des plus faibles qui risquent d'être absorbés, annihilés par les forts » (La protection des faibles par le droit, conférence donnée à Beyrouth en octobre 1934 et publiée in Évolutions et actualités, Sirey 1936, p. 159 et spéc. p. 168).

Favorable à la protection des faibles par le droit, il exècre, en revanche, l'intervention du législateur et du juge, lorsqu'elle a pour effet, sinon pour objectif, de saper la force obligatoire des conventions, de causer son « énervement », et de porter atteinte aux principes républicains fondamentaux, tels que l'égalité des citoyens. « Le dirigisme doit être un facteur d'ordre et non pas une école d'anarchie juridique et sociale ; une méthode scientifique appliquée avec un esprit de suite, et non pas une expérience fantaisiste faite de réactions brusques et de dangereux soubresauts » (in Aperçu général..., op. cit.). Dans la 3e et dernière édition de son Cours de droit civil positif français, dont le 2e tome paraît en 1939, Josserand dresse le bilan contrasté du dirigisme législatif et jurisprudentiel dans le domaine contractuel : « que les pouvoirs publics se préoccupent d'organiser le contrat, phénomène social et non pas seulement individuel, rien de mieux ; notamment, il est désirable que le juge et le législateur s'efforcent de protéger le plus faible contre le plus fort et d'assurer, par des mesures préventives ou répressives, l'équilibre de l'opération (interdiction des clauses léonines, prévention ou répression de la lésion). En revanche, il convient de critiquer, de flétrir les mesures qui ont pour effet de désorganiser le contrat en permettant au débiteur, dit trop facilement "de bonne foi", de se soustraire à l'exécution des engagements qu'il avait régulièrement, librement assumés, et à bouleverser l'économie d'une opération jusque-là considérée comme à peu près intangible (...) ; la destruction du contrat est aussi celle de la confiance et de la sécurité juridique ; si elle se généralisait, si, sous prétexte d'ouvrir des soupapes de sûreté afin de sauvegarder la paix sociale, on la faisait entrer dans nos moeurs, elle entraînerait le retour à ce régime non contractuel qui, au dire de Summer-Maine, était celui des sociétés primitives ; elle nous ramènerait ainsi à l'âge des cavernes ; à quoi bon contracter lorsque l'on sait que les engagements n'engagent pas ? Organisation et socialisation du contrat, oui ; désorganisation et anarchie contractuelle, non » (no 405 bis).

Finalement, la pensée de Josserand est écartelée entre, d'une part, sa foi dans le principe moral du respect de la parole donnée et dans les bienfaits de l'ordre républicain et, d'autre part, son aspiration à la justice sociale et sa conviction que le droit évolue avec la société. Loin d'être individualiste et libéral, son volontarisme est tempéré par un constant souci d'assurer la primauté du social et du collectif sur les égoïsmes particuliers. Josserand a trouvé dans la finalisation des droits subjectifs et une espèce de subjectivisme psychologique, idées exprimées dans ses Essais de téléologie juridique (I, De l'esprit des droits et de leur relativité, Dalloz, 1927 ; II, Les mobiles dans les actes juridiques du droit privé, Dalloz, 1928), un moyen de concilier ces objectifs parfois contradictoires. L'ambiguïté que revêt pour lui le phénomène du dirigisme contractuel illustre cette délicate dialectique. Il s'agit de trouver les limites de la liberté des conventions, sans pour autant étouffer l'initiative individuelle ni glisser vers le désordre. Le cas de la lésion est exemplaire. C'est, pour Josserand, un vice du consentement, car « la volonté d'exploitation figure au nombre des mobiles défendus » (Les mobiles..., op. cit., no 103) et la volonté ne peut être utilisée par l'une des parties pour faire du tort à l'autre ou, plus généralement, dans le but de réaliser un bénéfice injuste (De l'esprit des droits..., op. cit., no 102). Comme, en droit positif français, la lésion n'est pas sanctionnée de manière générale, et que les cas existants relèvent d'une conception objective, c'est par le dol et la violence que la jurisprudence sanctionne les abus de liberté contractuelle (De l'esprit des droits..., op. cit., no 104). Mais, si ce recentrage psychologique et téléologique est une ouverture vers la justice contractuelle, il constitue aussi une entrave sérieuse. Ainsi, alors même que Josserand a plaidé pour une généralisation de la sanction de la lésion, entendue comme l'exploitation de la faiblesse d'autrui, à l'instar des législations allemande et suisse, et qu'il a approuvé la « bienfaisante » jurisprudence qui admet la révision des honoraires des professionnels (qu'il traite comme un cas de lésion), il rejette fermement la révision des conventions pour cause d'imprévision (Cours de droit civil positif français, 3e éd. 1939, T. II, no 404). Probablement, ce paradoxe s'explique par l'idée que le déséquilibre contractuel, dans ce dernier cas, trouve sa source non pas dans la psychologie d'un contractant, mais dans un élément extérieur au contrat, un « coup du destin ».

Le nouvel ordre contractuel peint tout en nuance par Josserand est d'une grande modernité ; nous vivons encore à l'intérieur ou, plus exactement s'agissant d'une théorie, nous ne sommes pas débarrassés des présupposés et des schémas qui en constituent l'architecture. Mieux, Josserand avait proposé des solutions juridiques originales pour résoudre des problèmes qu'il a vu naître et qui n'ont fait que s'amplifier depuis. D'ailleurs, la voie moyenne qu'il tente de tracer entre l'individuel et le social, la liberté et le dirigisme, s'incarne aujourd'hui dans la doctrine du « volontarisme social » (J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux, Les obligations, 1, L'acte juridique, A. Colin, 2002, 10e éd., no 120, même si ces auteurs ne souscrivent pas à toutes les options et propositions de leur illustre devancier). Mais le dynamisme et l'actualité de sa pensée sont souvent annihilés par une lecture simpliste et déformante selon laquelle Josserand se serait attaqué à toute immixtion du juge dans le contrat (alors qu'il approuvait la création par le juge d'obligations fondées sur l'équité et la bonne foi), et aurait, en revanche, accepté celle du législateur (alors qu'en réalité le forçage jurisprudentiel du contrat n'est qu'une facette du dirigisme contractuel, lequel est également, et peut-être surtout, d'origine législative). Dans cette perspective, la fameuse expression « forçage du contrat » fait figure d'épouvantail ; elle est instrumentalisée par une partie de la doctrine afin d'endiguer, voire réduire, l'intervention du juge dans le lien contractuel. Et même lorsqu'un auteur reconnaît que l'équité est bien le fondement sur lequel le juge crée une obligation, c'est pour en minimiser la portée, en raison des incertitudes affectant cette notion, dans le but avoué que le contrat redevienne l'affaire des parties (v. L. Leveneur, Le forçage du contrat, Dr. et patrimoine 1998, no 58, p. 69). Si la pensée de Josserand n'était pas si subtile, on pourrait parler d'un véritable contresens (v. une vraie caricature de sa pensée : C. Baillon-Passe, « Relire Josserand », D. 2003, no 24, point de vue, p. 1571. La présente chronique étant déjà rédigée lors de la parution de ce point de vue, v. ma réponse : « Relire Josserand », oui mais... sans le trahir !, D. 2003, chron. p. 1777).

Jean-Pascal CHAZAL

Professeur à l'Université Jean Moulin - Lyon III